K. Marx – F. Engels: La guerre civile aux États-Unis

Des anciens esclaves dans un refuge temporaire à Arlington, en Virginie, au milieu des années 1860.

Nous publions ici un recueil d’ articles de Marx et Engels écrits à la chaleur de la guerre civile aux Etats-Unis et qui nous donne un éclairage marxiste sur l’actualité de la lutte des classes dans ce pays.

Extrait :

PRÉFACE de R. Dangeville

Le corps et l’âme d’une société moderne

Dans le Capital, au chapitre de la colonisation, Marx s’amuse des mésaventures d’un industriel anglais qui, ayant transféré d’Angleterre en Nouvelle-Hollande tout l’équipement de son entreprise, y compris les ouvriers et leur famille, « resta sans domestique pour faire son lit ou lui puiser de l’eau à la rivière », ses employés l’ayant délaissé pour s’établir dans le pays comme libres colons. Et Marx de conclure : «Infortuné capitaliste ! il avait tout prévu, mais avait oublié que ses machines étaient essentiellement faites de rapports sociaux constituant cette « âme capitaliste », qui est le résumé de toute l’histoire et l’économie d’une société. »

L’Amérique a vécu cette anecdote, à cela près que les ouvriers et leurs familles qui se sont enfuis d’Angleterre, d’Irlande et du continent européen après avoir abandonné machines et rapports sociaux, ne savaient pas que, fatalement, ils recréeraient les mêmes rapports sociaux qu’en Angleterre, s’ils développaient la merveilleuse industrie et son esclavage capitaliste. La douce terre américaine ne pouvait donc demeurer un havre de paix et de bonheur, elle devait reproduire toute l’histoire de sa mère patrie britannique et, pour commencer, ce que Marx appelle les horreurs de l’accumulation primitive. Ne lui fallait-il pas, à elle aussi, une âme capitaliste ?

C’est ainsi que les premiers colons, eux-mêmes victimes de la violence en Europe, durent l’exercer à leur tour à l’encontre des habitants originels de l’Amérique, les Indiens. Ils durent les chasser devant eux, puis les anéantir ou les parquer dans des réserves closes pour occuper le sol et nouer des rapports sociaux et productifs stables. Aujourd’hui, encore, cet épisode hante l’Amérique. Que le capitalisme ait été importé directement « dans toute sa pureté » fait penser qu’aux États-Unis le capitalisme a pu s’instaurer sans révolution préalable. En fait, le début de toute une série de bouleversements révolutionnaires a été l’élimination de la société officielle des Indiens primitifs : façon expéditive, à l’américaine, de détruire l’ancien régime.  [1]

L’Angleterre n’a donc pas exporté directement aux États-Unis ses formes de production les plus développées, notamment dans le domaine industriel : l’Amérique lut d’abord une colonie anglaise. La base à partir de laquelle se développeront, non sans heurts, la nation et le capitalisme américains, c’est la petite production marchande essentiellement agricole et artisanale, qui a son parallèle dans la production des communes libres du Moyen Âge européen, au XII° siècle par exemple. Ainsi, en 1790, quatre-vingt-quinze pour cent de la population des États-Unis étaient agricoles. L’Amérique dut donc secouer la tutelle coloniale de l’Angleterre (guerres de 1775-1783 et de 1812-1814) pour que les treize colonies – petite fraction du futur territoire national – puissent se déclarer indépendantes et commencer, à partir de la petite production marchande, une évolution économique et sociale relativement autonome. C’était le début de la révolution nationale bourgeoise, qui permet l’instauration du mode de production capitaliste, à l’échelle d’une société déterminée.

Contrairement au type de la révolution classique (comme par exemple la révolution française de 1789, concentrée en quelques années), la révolution américaine se produira par grandes crises successives, au fur et à mesure de là maturation des forces économiques américaines : le chemin est long qui va de la petite production marchande, où le travailleur est propriétaire des produits de son travail, à la production pleinement capitaliste, où le travailleur est salarié et a cessé d’être le propriétaire des fruits de son travail.(…)

K. Marx – F. Engels: La guerre civile aux États-Unis