La jeunesse tunisienne défend sa révolution

Tunis – le 22 janvier 2016
Par Gorkem Duru
Tunis : « … Le jeune diplômé au chômage … s’est suicidé … ». Ceux qui écoutent ces mots se souviennent alors de Mohammad Bouazizi, le jeune chômeur diplômé qui s’était immolé par le feu le 17 décembre 2010, étincelle de la révolution dans son pays et dans toute la géographie arabe…
Alors les masses populaires sont descendues dans la rue en revendiquant travail, pain et liberté, réussissant ainsi à faire tomber le dictateur Ben Ali, sans toutefois pouvoir mettre un terme aux pratiques dictatoriales. La bourgeoisie tunisienne et l’impérialisme sont intervenus de toute leur force dans le processus révolutionnaire et continuent de le faire.
Leur but est de contrôler la mobilisation des masses tunisiennes, qui est devenue un « mauvais exemple » pour les peuples de la région, et stabiliser au minimum la situation politique. Ils prétendaient, sans remettre réellement en question les conquêtes démocratiques (liberté d’expression, d’organisation, etc.), sauvegarder le régime (en fait une partie importante de la gauche tunisienne s’est amarrée à cette politique, pensant qu’il était encore temps de rentrer chez elle après la destitution de Ben Ali), poursuivre les politiques néolibérales, faire oublier les revendications de pain et de travail des masses populaires. Une fois le processus orienté dans cette direction, « reconstituer la stabilité » s’est avéré beaucoup plus difficile qu’ils ne l’avaient pensé. Il n’a pas non plus été possible d’empêcher l’aggravation de la crise économique et sociale. La dernière démonstration de cette réalité, c’est la nouvelle mèche que Ridha Yahyaoui a allumée.
Ridha Yahyaoui…
Un jeune chômeur diplômé de 28 ans, Ridha Yahyaoui, s’est suicidé le 16 janvier dans la ville de Kasrin en s’électrocutant après être monté sur une tour électrique lors d’un rassemblement de protestation contre le chômage et l’appauvrissement. Aussitôt après, des centaines de jeunes, surtout des chômeurs diplômés, sont descendus dans la rue revendiquant « du travail, du pain, la liberté et une vie digne » en élevant des barricades dans les rues et en se défendant à l’aide de pierres contre les forces de sécurité qui ont essayé de réprimer brutalement les mobilisations avec du gaz lacrymogène.
À partir de ce moment-là, les manifestations se sont étendues à d’autres parties du pays provoquant des affrontements avec la police durant lesquels il a été dénombré 240 activistes et 70 policiers blessés. Au moment de rédiger cet article, les manifestations, avec des proportions différentes, se poursuivent dans 16 villes du pays. L’avant-garde des mobilisations, c’est le collectif des jeunes chômeurs diplômés, comme en 2011.
Effondrement social et économique
Ce n’est pas un hasard si les mobilisations ont commencé dans ces régions et si les jeunes chômeurs diplômés sont à la tête des manifestations. Deux statistiques éclairent cette situation: selon les chiffres officiels le taux de chômage actuel en Tunisie est de 15,3 %. Ce chiffre dans des zones de l’intérieur et de l’ouest où se trouvent des villes comme Kasrin, Sidi Bu Zeyd, Kef et Gafsa atteint 25 %. Rappelons-le: ces villes sont le centre principal de la révolution de 2011.
Par rapport aux jeunes chômeurs diplômés, les chiffres mentionnés plus haut doublent : le taux moyen de chômage dans le pays est de 30 %, et dans les zones de l’intérieur et de l’ouest, il est de 50 % ! Dans les villes citées, presque la moitié de la population essaie de survivre avec deux dollars (quatre dinars tunisiens) par jour.
Selon les statistiques, au cours de la période 2011 – 2015, le pouvoir d’achat des classes moyennes a chuté de 40 %. Toutes ces données expliquent suffisamment pourquoi les jeunes tunisiens reprennent les rues, encore une fois, en criant « la révolution nous l’avons faite, mais nous ne pouvons pas vivre ».
Où va la Tunisie?
En ce moment, la question principale est de savoir quelle direction prendra ce désespoir face à la pauvreté et au chômage, désespoir qui se transformera en rage. Le parti politique au pouvoir Nida Tunis, avec sa crise interne, perd sa légitimité devant les masses.
Avec l’étendue des mobilisations partout dans le pays, le gouvernement s’est retrouvé en danger et le 22 janvier a déclaré le « régime d’exception » et mis en place un couvre-feu entre 22 heures et 5 heures dans tout le pays. Malgré la répression des forces de sécurité contre les manifestants, les mobilisations continuent surtout dans les zones de l’intérieur.
Par ailleurs, en attendant, le gouvernement essaie d’apaiser l’irritation des masses mais les « solutions » recherchées sont de plus en plus inutiles et maladroites. Après une déclaration officielle annonçant que l’état embauchera 5.000 jeunes, seulement quatre heures plus tard, dans une autre déclaration, le gouvernement a expliqué que cette promesse avait été le fruit d’une « mauvaise compréhension » et qu’une telle offre n’existait pas. Rappelons aussi que Ben Ali avait essayé de sauver sa peau en promettant 35.000 postes de travail devant les manifestations qui secouaient tout Tunis. Maintenant, le gouvernement actuel jure qu’il va procéder à des améliorations économiques et sociales, mais aussi qu’il n’a pas de « baguette magique » entre les mains et que les gens doivent être « un peu patients ».
Cependant, les masses n’ont aucune confiance en la rhétorique du gouvernement, pas plus qu’ils n’ont de patience face aux conditions misérables de vie…Il faut que, surtout, le Front Populaire, où la plus grande partie de la gauche est organisée, en finisse avec sa politique réformiste focalisée sur la défense des conquêtes démocratiques, et qu’il se réoriente vers les exigences des masses qui demandent un changement radical social et économique. En outre, c’est une question cruciale pour le Front même.
De la même manière, l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) doit participer à la lutte en mettant en œuvre un plan d’action urgente – qui doit aussi inclure la possibilité d’une grève générale – pour la création de postes de travail et la hausse des salaires, afin de fortifier les luttes. Il est d’une importance vitale que les bases de l’UGTT fassent pression sur leur direction bureaucratique pour mobiliser le syndicat.
Par ailleurs, les masses mobilisées essaient de construire leurs propres organismes de lutte. À Kasrin, elles ont créé une assemblée populaire et à Kef un comité d’auto-défense. La création et la centralisation de ce type d’organismes seront déterminantes pour la coordination les luttes. Évidemment, la gauche tunisienne a une très grande responsabilité dans le processus. Si la gauche révolutionnaire tunisienne élabore un programme d’action pour la transformation économique et sociale du pays, à mesure que les mobilisations s’approprient ce programme et en coordonnant les organismes créés par les masses, les luttes auront plus de chances de réussir sur la voie d’un changement radical (…).
Non au régime d’exception et de couvre-feux !
Pour le Travail, le pain, la liberté et une vie digne !
Non au paiement de la dette externe ! Investissement pour la création d’emplois, la hausse des salaires, les services sociaux, la santé et l’enseignement.
Non aux privatisations ! Nationalisation sans indemnisation des entreprises privatisées.
Le peuple veut changer de régime ! Pour un Gouvernement des travailleurs et populaire !
Tunisie: Voyage au cœur des sit-ins 2016
Par Majid Hawachi et Gorkem Duru
Comme c’était prévu, depuis l’automne dernier, les séismes de la grogne sociale en Tunisie se sont activés en ce mois glorieux de janvier 2016. Glorieux et fécond, ce mois évoque maintes chroniques militantes populaires dont le 14 janvier n’est la moindre… Les séismes se sont activés dans les point névralgiques du recoupement voir de l’identification de la question sociale avec la question régionale. Ces points névralgiques constituent une sorte de « ceinture de feu » qui se prolongent sur les régions de la Tunisie profonde du nord ouest jusqu’au sud ouest. Sans minimiser aucunement la cruauté du pillage et de l’exploitation de classe dans le littoral, il y a lieu de rappeler la vérité criante de l’aliénation de l’arrière pays. Une aliénation illustrée par le pillage sans pitié des richesses céréalières, minières, pétrolières et aquatique, qui, de surcroit, est doublée d’exclusion des populations et des laissés pour compte livrées au chômage et à la méprise…
« Ce n’est pas une malédiction du ciel, mais c’est une sanction qui nous a été infligée depuis l’époque de Bourguiba », nous confia un quinquagénaire de Thala qui accompagnait ses deux enfants, membres actifs du sit-in. Et d’ajouter « Thala a soutenu Ben Youssef dans son conflit avec Bourguiba pour le pouvoir. Raison pour laquelle elle a été châtiée ». L’imaginaire populaire tente ainsi, à sa manière de trouver une explication tangible à la contradiction de Thala et de l’arrière pays en général qui regorge de richesses sans pour autant que ses populations recouvrent leur droit à une vie décente et digne.
Thala a été la dernière destination d’un voyage au nord au centre ouest qui nous a conduit au sit in des chômeurs de Dahmnani, du Ksour, de Jedliane, de Sbiba et de Sbitla. L’état des lieux de tous ces sit in est semblable et presque conforme. Une parité réelle entre garçons est filles est manifeste dans tous les sit in. Une détermination militante à mener le combat jusqu’au bout est exprimée partout où on est passé. Ce qui retient l’attention également c’est cette énergie mobilisatrice affichée, ce sérieux, cette maitrise organisationnelle. Les discours et les débats, en dépit des controverses, témoignent d’une maturité certaine et d’une vision approfondie qui évoque la réalité locale dans ses imbrications avec le contexte national et parfois même international.
Nous avons ainsi assisté à des argumentations solides sur les solutions au problème du chômage en ciblant des exemples de possibilités d’embauche. A Dahmani, une minoterie et fabrique de pâtes est fermée deux décennies durant. Ce ci étant, des centaines de semi remorques débarquent à chaque fin des moissons pour prendre le blé et l’acheminer aux minoteries du Sahel. Mais l’exemple le plus scandaleux et le plus récurent dans les sit-ins est celui des terres domaniales allouées naguère à la pègre de Ben Ali. Avec la Révolution et la fuite des prédateurs, des domaines entiers de terres des plus fertiles avec leurs infrastructures, leurs matériels de productions sont délaissés depuis cinq ans sans que les nouvelles autorités daignent les louer aux jeunes pour assurer leur subsistance !
Au Ksour, on nous a cité l’exemple d’un archi milliardaire qui exploite démesurément la nappe d’eau minérale de Safia depuis des décennies sans aucune contribution à l’amélioration de cette localité déshéritée. Quant aux promesses de créations de nouvelles entreprises ou d’ouverture de nouveaux gisements miniers, les jeunes en ont ras le bol de ces bobards des officiels…
Aussi prônent-ils des solutions concrètes à leurs problèmes de survie, ici et maintenant. L’urgence est cette fois ci attisée par un sentiment de frustration et de provocation grandiose. Sinon, comment expliquer qu’une augmentation des salaires des agents de l’ordre des députés et de ceux des directeurs de banques atteignant 20000 dinars est annoncée au même moment que la montée en puissance des sit-ins des jeunes.
En définitive, l’état d’âme des jeunes, ces véritables forces révolutionnaires indomptables rejoint l’attitude prononcée des autorités qui sans foi ni loi, défendent les intérêts des oligarchies de toutes sortes, pour engendrer un mouvement radical faisant brandir à tout moment l’étendard d’une nouvelle intifadha révolutionnaire.